sábado, 23 de enero de 2016

Lettre de Stendhal à Alexandrine Daru

24 juin 1811



… Que de fois ai-je pensé à vous dans tous les climats où la fortune m’a conduit ! Dans les murs d’Amasie comme sous les tentes du Soudan, je songeais à ces yeux charmants dont le sourire fait mon bonheur. Je ne vous vois jamais que je ne sois troublé pendant longtemps ; quand enfin je reviens à moi et que j’ose vous regarder, je ne vois que cette politesse aimable qui vous gagne tous les cœurs et vous a rendue célèbre dans l’Orient.
Elle me fait repentir sans cesse mon amour. Je me répète qu’il faut être bien étourdi pour attacher son bonheur à être aimé d’une femme qui n’a pas le temps d’aimer, et qui d’ailleurs ne me distingue pas de tous ceux qui l’approchent. Souvent, plein de dépit contre moi-même et d’humiliation, je reviens à Constantinople bien résolu à vous fuir, et à chercher le plaisir où je le trouvais autrefois.
Je me reproche avec amertume le gauche et le ridicule dont je suis auprès de vous. Il me semble que mon esprit d’entreprise fait rire vos amies. Je cherche à me consoler en me conduisant moins mal auprès d’autres femmes mais je trouve auprès d’elle le froid le plus glacial, je ne mettrais nul prix à leur amour. C’est être aimé de vous qui ferait mon bonheur et qui, même sans cela, flatterait mon amour propre de la manière la plus sensible. Vous m’avez dit que vous n’avez point aimé ; il me semble, depuis ce moment, qu’il n’y a pas de gloire à s’entendre dire qu’on est aimé, par une bouche accoutumée à le dire.
Je sens toute la difficulté de mon entreprise, et j’ose croire que, quelque timidité que je montre, malgré moi, dans ce qui est de ma passion, vous me supposer assez de fermeté pour venir à bout d’une chose où est tout mon bonheur. Je sais qu’un mot, qu’un regard indiscret me conduit, ainsi que vous, à une mort certaine. Je ne vous reproche point l’amabilité désoccupée dont vous êtes en public, je cherche à imiter votre indifférence, et si Bostargi Bacha fait espionner ma conduite, il doit me croire occupé de tout autre chose que de son esclave favorite.
Mais n’est-il pas mille signes indifférents pour tous les yeux, excepté pour ceux d’un amant fidèle ? J’ai gagné à force d’argent l’esclave qui vous portera ce billet. Il trouvera, dit-il, le moyen de le mettre dans votre main sans être aperçu, mais il tremble que vous ne le laissiez tomber ? Daignez songer que nous sommes environnés de tous les dangers, que tous les yeux du sérail sont tournés sur vous, que vous devez peut-être accorder quelque indulgence à une témérité qu’on ne se permettrait pas s’il existait un autre moyen de vous entretenir. Je suis sûr de l’adresse de cet esclave ; mais enfin, que deviendra-t-il si vous laissez tomber une des lettres qu’il vous remettra ? Ce n’est pas uniquement de l’indifférence pour ce qu’elle contiendrait que vous marqueriez, c’est sa tête et la vôtre que vous placeriez sous le sabre du sultan. Si jamais il y avait le moindre malentendu, si jamais vous craignez quelque chose de moi, songez qu’ici, que sans la présence d’esprit la plus froid je suis perdu, qu’enfin je ne suis tremblant que quand les yeux que j’adore sont tournés vers moi.
Il est possible que ce billet passe sous des yeux profanes, mais d’abord il est écrit en arabe, et ensuite j’y ai caché toutes les particularité qui pourraient vous faire soupçonner parmi toutes les esclaves du sérail. Mille moyens s’offrent pour la réponse, le meilleur de tous est le plus simple. Si un peu de pitié pour les tourments que je sens depuis si longtemps ne vous donne pas le courage de l’employer, laissez tomber cette lettre dans le premier buisson des roses qui se trouve du côté de la mer en sortant du harem qui l’y a mis, jetez dessus quelques gouttes d’encre au moment de la confier au rosier.
Dans tout autre moment, je ne demanderais pas de réponse à une lettre, mais, souffrez que je le répète, nous sommes dans une position extraordinaire ; joindrons-nous les obstacles qui viennent de quelques délicatesses d’amour-propre aux mille obstacles qui nous séparent ? Je ne vivrai pas jusqu’au moment où je reverrai ce billet.
Dois-je vous parler de constance, de tendresse, de dévouement éternel ? Il me semble que j’en parlerais sans peine à une autre ; mais à vous, Fatime, je ne sais comment amener l’expression de ces sentiments dont mon cœur est plein pour vous depuis si longtemps. Je suis bien malheureux que vous n’y croyiez pas, mais j’ose en appeler à votre propre cœur ; il peut ne pas partager mes sentients, mais j’ose penser qu’il y croit et qu’il en a vu cent fois l’expression.


J’ai adouci les traits de cette lettre, il y a ici plus d’orgueil que d’amour, j’y ai fait entrer un peu de cette passion que j’ai pour elle quand les perpétuels projets que je fais pour lui plaire me laissent tranquille.

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