jueves, 18 de febrero de 2016

Lettre de Sacher-Masoch à sa mère




Chère mère,
Tu me demandes pourquoi j’ai peur de l’amour ?
J’en ai peur parce que j’ai peur de la femme.
Je vois dans la femme quelque chose d’hostile, elle me fait face comme un être purement sensuel, extérieur, comme la nature qui est sans âme. Toutes deux sont pour moi également attirantes et en même temps étrangement inquiétantes.
Tu sais combien j’aimais rester assis, par les calmes soirs d’été, à la lisière de notre forêt, lorsque passait de temps à autre un gémissement léger à travers les cimes au-dessus de moi et, au-dessous de moi, le murmure profond des abeilles, des bourdons et des mouches dorées et que, sur quelque branche perché, un petit pinson chantait, lorsque venait vers moi des bois sombres et denses le sifflement d’un merle, j’avais alors l’impression que je devais adresser la parole à la forêt sombre, mais je ne recevais aucune réponse ou bien dans une langue que je ne comprenais pas et je voyais que le lierre qui semblait enlacer le chêne dans une tendre étreinte aspirait lentement sa moelle, je voyais que le chêne en peu d’années pourrissait et se délitait, que le faible souffle au-dessus de moi devenait une tempête et abattait le chêne s’il ne l’était déjà par la foudre ; je voyais les moucherons danser dans le soleil du soir et je voyais le pinson fondre soudain parmi eux et le corbeau, lui faisant la chasse, coassait au-dessus de lui et l’aigle traçait ses cercles plus hauts encore, lui, dont, aujourd’hui ou demain, le grand corbeau aux serres aigües, au puissant plumage sera la proie.
Je marchais souvent à travers les champs, prenant plaisir aux coquelicots dont on voit l’éclat coloré entre les épis jaunes, aux petites fourmis qui ont construit ici leur pyramide, au perdreau brun qui couve ses œufs tachetés, mais les fleurs bleues et les rouges et pas moins les jaunes que l’on voit dans les blés sont une mauvaise herbe qui leur conteste la vie ; je vis un jour un escargot  sur lequel grouillaient les fourmis comme les Lilliputiens sur Gulliver endormi et l’escargot avait des mouvements spasmodiques sous leurs aiguillons en essayant en vain de s’échapper et le renard tuera le perdreau sur ses œufs.
Même le lac avec ses vagues paisibles et régulières, ses roses jaunes, son réseau blanc et vert d’algues, ses lys d’eau, ce lac qui semble m’appeler, lui aussi, se refermerait sur moi, froid et muet, si je suivais sa trompeuse séduction et rejetterait ensuite avec mépris mon corps sans âme sur le sable ; monotone, il murmure tendrement comme s’il chantait une berceuse, mais ce n’est que la plainte mortelle de la nature que j’entends, la voix de la putréfaction ; ses vagues chassent la terre et les pierres, elles creusent le rocher où se dresse la Croix et, lorsqu’un jour, la digue se brise, il noie la terre, les animaux et les hommes.
Et la femme, que veut-elle en m’attirant sur son sein sinon, comme la nature, prendre mon âme, ma vie, pour former d’autres créatures et me donner la mort. Ses lèvres sont comme les vagues du lac, elle séduisent, elles caressent — elles rendent fou — et la fin est l’anéantissement.
Tu peux te moquer de mon idéalisme, c’est pourtant la meilleure chose que l’on puisse avoir dans cette vie dont personne ne sait quel but elle poursuit, que personne ne peut sonder, la vie qui semble n’être là que pour elle-même et à qui l’amour a été impartit pour qu’elle se poursuive dans de nouveaux êtres qui se réjouissent de la terre et du soleil et de la lune et des étoiles et qui sont rendus en proie à la mort, comme nous.
Ton Henryk.

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