viernes, 4 de marzo de 2016

Lettre d’Antonin Artaud à Pablo Picasso

3 janvier 1947





Parmi toutes les œuvres écrites depuis ma sortie de l’asile de Rodez j’ai extrait cinq poèmes qui ont tenté un éditeur, lequel a désiré que ces poèmes dussent illustrés de six eaux-fortes de vous. Car, de moi-même, je n’y aurais jamais pensé. Je suis capable aussi de faire mon portrait et d’illustrer mes textes de figures qui cessent d’être des dessins pour devenir des corps animés. Parce que je n’ai cessé à Rodez de fabriquer des corps animés, en foi de quoi l’administration de police des asiles d’aliénés français n’a cessé de me torturer.
J’ai cinquante ans. J’habite Ivry. J’ai passé neuf ans d’internement, de sous-alimentation et de famine, compliqués de trois ans de mise au secret, avec séquestration, molestations, cellule, camisole, et cinq mois d’empoisonnements systématiques à l’acide prussique et au cyanure de potassium, auxquels vinrent s’ajouter à Rodez deux ans d’électrochocs, ponctués de cinquante jours de coma, j’ai dans le dos les cicatrices de deux coups de couteau, et les terribles séquelles du coup de barre de fer qui à Dublin, en septembre 1937, m’a scindé en deux la colonne vertébrale, c’est vous dire que dans ces conditions j’ai du mal à traîner mon corps, et qu’il n’est pas très amical de m’avoir induit à charrier déjà cinq fois mon corps d’Ivry à la rue des Grands-Augustins, cela en pure perte.
Il se peut que mes poèmes ne vous intéressent pas et que vous ne jugiez pas que je vaille la peine d’un effort mais il aurait fallu au moins me le dire et me faire l’honneur d’une réponse quelle qu’elle soit.
L’heure est grave Pablo Picasso. Les livres, les écrits, les toiles, l’art ne sont rien ; ce qui juge un homme c’est sa vie et non son œuvre, et qu’est-elle sinon le cri de sa vie.
Mon œuvre est celle d’un homme souffrant mais chaste, je vis seul. Et je crois que, plus que tout, ce qui vous a empêché de me répondre c’est le Démon qui à l’âge que vous venez d’atteindre vous tient encore assujetti à je ne sais quelle préoccupation, ou hantise, quel asservissement à la sexualité.
La conscience de haine qui mène tout, a plusieurs moyens de tenir les hommes qui par moment crurent vouloir faire effort pour faire sauter la bestialité : et parmi ceux-là la grâce d’un érotisme qui paye plus qu’il ne promet.
P.S. — dieu est né d’un retour du moi sur la clavicule chantournée du sexe et c’est de là qu’il s’est dit esprit et non corps et ce n’est pas aux quelques rares hommes qui se pensèrent les ennemis nés de la malice à faire par leur adhésion aux astuces [maniérées] du sexe, le jeu du fascisme éternel de dieu.
Antonin Artaud




No hay comentarios:

Publicar un comentario