martes, 15 de marzo de 2016

Lettre de James Joyce à Nora

18 novembre 1909




Je n’ose pas m’adresser ce soir en t’appelant d’un nom familier.
Toute la journée, depuis que j’ai lu ta lettre ce matin, j’ai eu l’impression d’être un chien bâtard qui a reçu un coup de lanière sur les yeux. Je n’ai pas dormi depuis deux jours entiers et j’ai déambulé dans les rues comme un immonde roquet que sa maîtresse a lacéré de son fouet et chassé de sa porte.
Tu écris comme une reine. Aussi longtemps que je vivrai je me souviendrai toujours de la dignité calme de cette lettre, de sa tristesse et de son mépris, et de l’humiliation infinie qu’elle m’a causée.
J’ai perdu ton estime. J’ai usé ton amour. Abandonne-moi donc. Emmène tes enfants loin de moi pour leur épargner la malédiction de ma présence. Laisse-moi retomber dans la fange d’où je suis venu. Oublie-moi et mes paroles vaines. Retourne à ta propre vie et laisse-moi aller seul à ma ruine. Il est néfaste pour toi de vivre avec un ignoble animal comme moi ou de permettre à tes enfants de subir le contact de mes mains.
Agis courageusement comme tu l’as toujours fait. Si tu décides de me quitter pleine de dégoût je le supporterai comme un homme, sachant que je le mérite mille fois, et je t’accorderai les deux tiers de mon revenu.
Je commence à comprendre maintenant. J’ai tué ton amour. Je t’ai rempli de dégoût et de mépris pour moi. Abandonne-moi maintenant aux choses et aux compagnons que je cherchais tant. Je ne me plaindrai pas. Je n’ai plus aucun droit de me plaindre ou de lever les yeux vers toi. Je me suis totalement avili à tes yeux.
Quitte-moi. C’est pour toi une déchéance et une honte de vivre avec une vile créature comme moi. Agis courageusement et quitte-moi. Tu m’as donné les plus belles choses de ce monde mais tu ne faisais que jeter des perles à des cochons.
Si tu me quittes je vivrai toujours avec ton souvenir, plus sacré pour moi que Dieu. J’adresserai mes prières à ton nom.
Nora, garde quelque bon souvenir du pauvre misérable qui t’a déshonoré de son amour. Pense que tes lèvres l’ont embrassé et que tes cheveux l’ont enveloppé et que tes bras l’ont tenu contre toi.
Je ne signerai pas mon nom parce que c’est le nom par lequel tu m’appelais lorsque tu m’aimais et m’honorais et me donnais ta tendre jeune âme pour que je la blesse et la trahisse.

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