jueves, 17 de marzo de 2016

Lettre de Karl Marx à sa femme Jenny

Le 21 juin 1856




Mon cœur chéri,
Je t’écris de nouveau, parce que je suis seul et parce que cela me gêne d’être toujours en train de dialoguer avec toi dans ma tête, sans que tu en saches ou en entendes quoi que ce soit, sans que tu puisses me répondre. Aussi mauvais soit-il, ton portrait me rend les meilleurs services, et je comprends maintenant comment les « vierges noires », les plus infâmes portraits de la mère de Dieu, pouvaient trouver des adorateurs indéfectibles, et même plus d’adorateurs que les portraits de qualité. En tout cas, aucune de ces représentations de madones noires n’a jamais reçu plus de baisers, d’œillades et de témoignages d’adoration que ta photographie, qui n’est certes pas noire, mais dure, et ne reflète absolument pas ton cher visage aimable et qui appelle les baisers, ton visage dolce. Mais je corrige les rayons du soleil qui ont fait une mauvaise peinture et je trouve que mes yeux, si abîmés soient-ils par l’éclairage artificiel et le tabac, savent encore peindre non seulement en rêve, mais même à l’état de veille. Je t’ai devant moi en chair et en os, et je te porte dans mes mains, je t’embrasse de la tête aux pieds, je m’agenouille devant toi et je soupire : « Madame, je vous aime. » Et je vous aime en effet, plus que le Maure de Venise n’a jamais aimé. Le monde, faux et corrompu, conçoit tous les caractères de façon fausse et corrompue. De mes nombreux calomniateurs et des ennemis à la langue de serpent, qui m’a jamais reproché d’être appelé à jouer sur un théâtre de seconde classe un rôle de jeune premier ? Et pourtant c’est la vérité. Si ces gredins avaient eu de l’esprit, ils auraient représenté d’un côté « les rapports de production et de circulation », de l’autre, moi à tes pieds. Look to this picture and to that – voilà ce qu’ils auraient écrit en dessous. Mais ce sont des gredins stupides, et ils le resteront, in seculum seculorum.
Une absence provisoire est une bonne chose, car elles sont présentes, les choses se ressemblent trop pour qu’on puisse les distinguer. Même des tours, vues de près, prennent une taille de nain, tandis que les petites affaires du quotidien, considérées de près, grandissent trop. Il n’en va pas autrement des passions. De petites habitudes, qui en raison de la proximité prennent une forme passionnée, disparaissent, dès que leur objet immédiat est dérobé aux regards. De grandes passions, qui en raison de la proximité de leur objet reprennent leurs dimensions naturelles par l’action magique du lointain. Ainsi il en va de mon amour. Tu n’as qu’à m’être dérobée ne serait-ce que par le rêve, et je sais aussitôt que le temps n’a servi à mon amour qu’à le faire croître, comme le soleil et la pluie font grandir des plantes. Mon amour pour toi, dès que tu es éloignée, apparaît pour ce qu’il est, comme un géant en qui se concentrent toute l’énergie de mon esprit et tout le caractère de mon cœur. Je me sens homme de nouveau, car je ressens une grande passion, et la multiplicité où nous embrouillent l’étude et la culture modernes, le scepticisme avec lequel nous dénigrons toutes les impressions subjectives et objectives, sont bien faits pour nous rendre tous petits, faibles, pleurnichards et indécis. Mais l’amour que nous portons non pas à l’homme de Feuerbach, au métabolisme de Moleschott, au prolétariat, mais à notre amour chéri, en l’occurrence à toi, c’est ce qui refait de l’homme un homme.
Tu vas sourire, mon doux cœur, et te demander comment il se fait que j’en vienne tout d’un coup à toute cette rhétorique. Mais si je pouvais serrer contre mon cœur ton doux cœur pur, je me tairais et ne dirais pas un mot. Comme je ne peux donner de baiser de mes lèvres, il faut que j’embrasse par le langage et que je fasse des mots.

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