viernes, 20 de mayo de 2016

Lettre de Friedrich Nietzsche à Franz Overbeck

[10 février 1883]



Cher ami,
L’argent est entre mes mains : et, de nouveau, j’ai pensé à tous les désagréables tracas que je te crée depuis des années. Peut-être y aura-t-il un terme à cela.
Je ne veux pas te le dissimuler, je vais mal. De nouveau la nuit m’environne ; j’ai le sentiment qu’il y aurait eu un éclair — pendant un bref laps de temps, je fus tout à fait dans mon élément et ma lumière. Mais c’est passé. Je crois que je sombre irrémédiablement, à moins qu’il n’arrive quelque chose, je ne sais pas du tout quoi. Peut-être quelqu’un m’emmènera loin de l’Europe — en raison de ma manière physique d’y penser, je me vois maintenant la victime d’une perturbation climatique et terrestre à laquelle l’Europe est exposée. Qu’y puis-je si j’ai un sens de plus et une nouvelle source terrible de souffrances !
Même le simple fait de penser ainsi est déjà un soulagement — je n’ai donc pas à accuser les hommes d’être la cause de ma misère. Bien que je le pourrais ! Et ne l’ai que trop fait ! Tout ce que j’ai évoqué dans mes lettres en t’écrivant c’est qu’accessoire — j’ai à supporter une telle charge de divers souvenirs affreux et torturants ! Ainsi, par exemple, pas un instant n’a quitté mon esprit le fait que ma mère m’a accusé d’être une honte pour la mémoire de mon père ;
Je veux taire d’autres exemples — mais un coup de pistolet m’est désormais une source de réflexions relativement agréables.
Ma vie tout entière s’est décomposée sous mes yeux : cette vie tout à fait lugubre et maintenue cachée, qui fait un pas en avant tous les six ans et ne veut en fait pas aller plus loin que le ce pas-là, tandis que tout le reste, toutes mes relations avec les gens ont affaire à un masque que je porte, et tandis que je dois continûment être la victime du fait de mener une vie complètement dissimulée. J’ai toujours été exposé aux pires avatars — ou plutôt, c’est moi qui ai fait de tous les hasards des atrocités.
Ce livre, à propos duquel je t’ai écrit, une oeuvre faite en dix jours, me semble être aujourd’hui une sorte de testament. Il donne, de la manière la plus aigüe, un portrait de mon être tel qu’il sera dès que je me serai un jour débarrassé de tout ce qui me pèse. Il s’agit d’une composition poétique et non d’un recueil d’aphorismes.
Je crains d’aller à Rome, et je n’arrive pas à me décider. Qui sait quelle tortures m’y attendent ! Je me suis donc mis à être mon propre copiste.
Que puis-je faire sous un tel ciel, avec un temps si changeant ! Ah quelle angoisse ! Et pourtant je sais qu’être au bord de la mer est encore, relativement, ce qui « me convient le mieux » !
En te remerciant du fond du coeur, et en te souhaitant, à toi et à ta chère épouse, le meilleur.
FN.

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