martes, 19 de julio de 2016

Lettre de Lou Salomé à Rainer Maria Rilke

26 février 1901





Dernier appel.
Maintenant que tout n’est que soleil et calme autour de moi et que le fruit de la vie a conquis sa rondeur mûre et douce, le souvenir qui nous est sûrement encore cher à tous deux de ce jour de Waltershausen où je suis venue à toi comme une mère, m’impose une dernière obligation. Laisse-moi donc te dire en mère l’obligation que j’ai contractée il y a des années envers Zemek à la suite d’un long entretien.
Si tu t’aventures libre dans l’inconnu, tu ne seras responsable que de toi-même ; en revanche, dans le cas d’un engagement, tu dois savoir pourquoi je t’ai répété inlassablement quel était l’unique chemin de la santé : Zemek redoutait un festin du type Garchine. Ce que toi et moi nommions l’ « Autre » en toi — ce personnage tour à tour surexcité et déprimé, passant d’une excessive pusillanimité à d’excessifs emballements — était un compagnon qu’il redoutait pour le trop bien connaître, et parce que son déséquilibre psychique peut dégénérer en maladies de la moelle épinière ou en démence. Or, cela n’est pas inéluctable ! Dans les Chants de moine, en mainte période antérieure, l’hiver dernier, cet hiver, je t’ai connu parfaitement sain ! Comprends-tu maintenant mon angoisse et ma violence à te voir déraper de nouveau, à voir ressurgir les symptômes ? de nouveau cette paralysie de la volonté, entrecoupée de sursauts nerveux qui déchiraient ton tissu organique en obéissant aveuglément à de simples suggestions, au lieu de s’immerger dans la plénitude du passé pour y être assimilés, élaborés correctement et restructurés ! de nouveau ces alternances de flottement proton et de haussements de ton, d’affirmations brutales, sous l’empire du délire et non de la vérité !
J’en vins à me sentir moi-même déformée, gauchie par le tourment, surmenée, je ne marchais plus que comme automate à tes côtés , incapable de risquer encore une vraie chaleur, toute mon énergie nerveuse épuisée. Enfin, de plus en plus souvent, je t’ai repoussé — et si je te laissais me ramener à toi, c’était à cause de ces paroles de Zemek. Je le sentais : à condition de tenir, tu guérirais ! Mais autre chose intervint — comme une espèce de culpabilité tragique envers toi : le fait que depuis Waltershaussen, en dépit de notre différence d’âge, je n’ai cessé d’avoir à grandit et grandir encore jusqu’à ce résultat que je t’ai confié avec tant de joie quand nous nous sommes quittés — oui, si étranges que paraissent ces mots : jusqu’à retrouver ma jeunesse ! car maintenant seulement je suis jeune, maintenant seulement je puis être ce que d’autres sont à 18 ans : entièrement moi-même.
C’est pourquoi ta silhouette — encore si tendrement, si précisément consistante pour moi à Walterhausen — s’est perdue progressivement à mes yeux comme un petit détail dans l’ensemble d’un paysage — pareil aux vastes paysages de la Volga, et où la petite isba visible n’était plus la tienne. J’obéissais sans le savoir au grand plan de la vie qui tenait déjà prêt pour moi, en souriant, un cadeau dépassant toute attente et toute compréhension. Je l’accueille avec une profonde humilité ; et, lucide comme une voyante, je te lance cet appel : ce même chemin, suis-le au-devant de ton Dieu obscur ! Lui, pourra ce que je ne puis plus faire pour toi, ni ne le pouvais plus de toute mon être depuis longtemps : te donner la bénédiction du soleil et de la maturité. À travers la longue, longue distance, je t’adresse cette exhortation à te retrouver, je ne puis plus rien que cela, pour te garder de l’ « heure la plus difficile » dont parlait Zemek. Voilà pourquoi j’étais si émue en écrivant sur un de tes feuillets, quand nous nous sommes quittés, mes dernières paroles, ne pouvant les prononcer : c’est tout cela que je voulais te dire alors.
loucouv

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