viernes, 1 de enero de 2016

Michel Foucault : penser autrement

michel foucault (DR)
« Il y a des moments dans la vie où la question de savoir si on peut penser autrement qu’on ne pense et percevoir autrement qu’on ne voit est indispensable pour continuer à regarder ou à réfléchir (…). Mais qu’est-ce donc que la philosophie aujourd’hui – je veux dire l’activité philosophique – si elle n’est pas le travail critique de la pensée sur elle-même ? Et si elle ne consiste pas, au lieu de légitimer ce qu’on sait déjà, à entreprendre de savoir comment et jusqu’où il serait possible de penser autrement ? » (L’Usage des plaisirs, Gallimard, 1984, p.15-16). Si ce que l’on appelle philosophie peut, de fait, se réduire à la reproduction et légitimation de ce qui est déjà pensé, de ce qui est jugé vrai dans l’ordre constitué du savoir – et du pouvoir –, Foucault l’entend dans un sens radicalement distinct lorsqu’il rapporte la pensée, et la pensée philosophique, à la possibilité de penser et percevoir autrement : philosopher aurait un sens et une valeur par une tension vers un inconnu, une différence à laquelle la pensée philosophique est par là ouverte.
« Penser autrement » signifie que l’autrement ne serait pas réduit par la pensée au déjà pensé, au déjà connu, mais que la pensée ne penserait autrement qu’en devenant autre, différente d’elle-même – un « elle-même », un « propre », dès lors relatifs, provisoires, sans signification absolue. L’idée que l’on pourrait penser autrement met en cause l’identité de la pensée, la pérennité de ses contenus, de ses buts et objets. Elle inclut une différentiation et une créativité de la pensée. « La » pensée n’existe pas : existent des façons variables, plurielles, de créer de la pensée, y compris en ce qui regarde la philosophie. S’efface la représentation d’une pensée identique à elle-même, d’une unité de la pensée à travers ses avatars historiques et culturels, au profit d’une histoire créatrice, productrice de différences. La pensée existe en différant d’elle-même : « comment se fait-il que la pensée (…) ne cesse, ici et là, de commencer toujours à nouveau ? » (Les Mots et les Choses, Gallimard, 1966, p.64) – ce qu’il faudrait entendre littéralement : l’histoire de la pensée ne saurait se réduire à une suite de variations à partir d’une origine qui, à travers celles-ci, demeurerait identique à elle-même. Au contraire, la pensée ne cesse de varier, sans transcendance par-delà les différences historiques de « la pensée ». Penser est une histoire.
Foucault souligne qu’il ne fait pas une « histoire de l’esprit » mais une « histoire du discours », et qu’il ne s’agit pas de référer ce qu’il appelle le discours « à la pensée, à l’esprit ou au sujet qui ont pu lui donner naissance ». Il n’est pas question de rapporter ce qui est pensé à la forme d’un sujet souverain mais de constater qu’à tel moment ce qui est pensé se transforme, que de la pensée apparaît, distincte de ce qui était pensé, et de s’en étonner. Foucault insiste sur l’idée que ce qu’il appelle « discours » et son rapport avec la pensée ne peuvent être rabattus sur la forme d’un sujet originaire. Le discours marque qu’à un certain moment « on » pense de telle façon, qu’« il y a » de la pensée, et c’est ce « il y a » qu’une archéologie de la pensée a pour tâche de circonscrire. La pensée ne renvoie pas à une origine subjective anhistorique, mais à de la pensée sans sujet, anonyme, historiquement localisée. Ce qui est pensé est un effet, le sujet pensant étant un effet, non une cause ou une origine. L’archéologue désubjective la pensée, en constate l’effectivité sous la forme d’un « on », un « il y a » dont il s’agit de rendre compte. C’est l’examen et la détermination de cette pensée qui nécessitent ce que Foucault nomme « discours », et c’est en ce sens que l’histoire du discours est une archéologie de la pensée.
L’archéologie implique que la pensée n’a pas d’identité. A travers l’histoire, on ne pense pas de manière identique, la façon dont on pense à telle ou telle époque se rattache à un mode de pensée singulier qui s’accompagne d’idées et objets également singuliers. La sexualité, la prison comme punition juste, l’Homme, sont des idées et objets existant en rapport avec une forme de pensée historiquement circonscrite. La pensée n’est pas une faculté orientée vers le vrai, rencontrant ses objets, les éclairant de sa lumière naturelle : elle est un ensemble de modes relatifs, variables, liés de manière immanente à des objets et idées, tout aussi relatifs et variables, temporels. Derrière le processus historique différentiant et créateur – autant que destructeur –, il n’y a rien qui serait « la » pensée. En tant qu’elle est une histoire, « la » pensée est un archipel de modes ou formes historiques, variables, relatifs, précaires, différents. « L’archéologie de la pensée » introduit donc le temps dans la pensée et met au jour des changements, des résorptions, des nouveautés : une histoire des discontinuités et seuils qui constituent l’espace nomade de la pensée.

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